Interview de Dieu — À la manière d’un grand quotidien

Par Paul Reboux et Charles Müller

Contrairement à la croyance accréditée, selon laquelle Dieu serait partout, nous avons eu quelque peine à découvrir où il habite. Son adresse ne se trouve ni dans le Tout-Paris, ni même dans le Bottin.

À Notre-Dame, qui est sa principale agence parisienne, un ecclésiastique, d’ailleurs fort courtois, nous a répondu que sa fonction ne lui permettait pas de laisser traiter avec Dieu sans intermédiaire.

Enfin, nos recherches ont abouti.

L’illustre vieillard habite un appartement confortable et même assez luxueux, au septième étage, rue Paradis. Un vieux serviteur, qui portait toute sa barbe à la manière des concierges russes, nous ouvrit.

Tandis que nous attendions dans l’antichambre, des voix parvinrent jusqu’à nous à travers les portières épaisses.

— Voyons, Pierre, disait le maître du lieu, vous savez bien que je ne reçois plus…

Néanmoins, au bout d’un moment, nous fûmes introduits dans le cabinet de travail.

Vêtu d’une ample robe de chambre, Dieu était assis devant une table chargée de papiers et de livres. Il corrigeait les épreuves d’une réimpression de la Bible, un des plus beaux succès de librairie du monde, et qui lui a fait bien des jaloux.

D’un geste plein de bonne grâce, il nous fit signe de nous asseoir à sa droite.

— Vous venez sans doute me demander ce que je pense des attaques dont je suis l’objet de la part d’une certaine presse ? Eh bien ! cher monsieur, vous dirais-je que, sans m’inquiéter le moins du monde, elles me peinent vraiment. On prétend me poursuivre en vertu d’un article du code qui punirait, paraît-il, ceux qui se sont procuré de l’argent par des promesses illusoires… Illusoires ? — reprit-il avec force, tandis que ses sourcils neigeux se rapprochaient et qu’une expression presque sévère passait dans ses yeux si bons — illusoires !… qu’en savent-ils ? Qui donc est jamais revenu pour porter plainte ?… Et de l’argent ?… C’est ridicule, voyons… Qu’en ferais-je ?… Subventionner le Je sais tout ? Je ne puis tout de même pas alimenter la concurrence…

— Ces journaux, reprîmes-nous, ajoutent que vous avez fondé jadis de vastes entreprises et des comptoirs sur différents points du globe, en vous faisant appeler, selon le lieu, Bouddha, Allah, Confucius ?…

L’excellent vieillard sourit avec finesse :

— C’est de l’histoire ancienne ; il y a prescription…

— Enfin on ne ménage point vos ministres.

Il haussa doucement les épaules.

— Que voulez-vous, quand les employés vous savent vieux ou faible, ils en abusent…

— Ne va-t-on pas jusqu’à incriminer monsieur votre fils ?

— Injustice, monsieur !… Ah ! je ne nie pas qu’autrefois il ne m’ait donné bien du souci… Figurez-vous que je l’envoie sur terre pour un petit voyage d’éducation et d’instruction. Mais au lieu de vivre gaîment, de faire le jeune homme, voilà qu’il s’amuse à prononcer des discours, à ameuter les gens, à passer pour un socialiste, un anarchiste, à me créer des ennuis avec toutes les autorités !… On me l’arrête, on me le crucifie… Heureusement que j’ai été prévenu à temps !

— Il est en bonne santé ?

— Excellente, merci… Et il s’est bien assagi, allez… Il a compris qu’il faut, pour réussir, ne jamais mécontenter les classes dirigeantes. Aujourd’hui, cet ancien révolté est devenu un conservateur, un aristocrate. Il s’occupe. Il fonde des usines de chocolat et de chartreuse, exploite des sources, patronne même des candidature politiques, lorsqu’il s’agit, bien entendu, de candidats honnêtes et respectables… C’est un garçon plein de bon sens, et qui a mis beaucoup d’eau dans son vin, depuis Cana.

— Enfin, que voulez-vous que nous fassions, pour vous être agréable, au sujet de cette campagne de presse ?

L’aimable vieillard se renversa dans son fauteuil en levant les mains.

— Je demande surtout qu’on me laisse tranquille… Voici le moment de ma retraite ; je ne m’occupe presque plus de ce monde, qui a suffisamment pris des habitudes et qui peut maintenant marcher tout seul. Je me contente d’une situation purement honorifique. À mon âge, les émotions sont pernicieuses… Pour finir, voulez-vous savoir le fond des choses ?… Il y a trois mois, j’ai reçu la visite d’un envoyé au paradis, venant de ce journal Le Malin et muni de certains dossiers compromettants pour moi, disait-il. Il m’a proposé un… comment dirais-je ?… un arrangement, qui ne m’a pas paru très catholique… J’ai refusé un peu sèchement… Voilà peut-être le secret de cette grande colère.

À ce moment, une dame d’un certain âge, vêtue d’une ample robe drapée bleue et blanche, pénétra dans la pièce.

— Bonjour, Marie, fit notre interlocuteur, en l’embrassant sur le front.

Pour ne pas gêner l’épanchement familial, nous prîmes le parti de nous retirer, emportant l’impression que cet estimable doyen, plein de bienveillance et de bonne grâce, méritait qu’on le laissât, dans la paix qu’il réclame, jouir d’un repos bien gagné.

Revue Le Capitole, avril 1924