Nocturnal

par Jack Thieuloy

Je suis donc mort. Je n’aurai pas eu à fournir cette dose de bêtise, de vulgarité que doit fournir de son vivant tout homme célèbre.

L’homme étant amputé d’un orifice et la femme d’un membre, j’ai voulu être l’un et l’autre, ni l’un ni l’autre. L’onanisme est la métaphysique de l’amour. Homosexuel, tu es peut-être l’alpiniste de l’esprit, mais tout artiste est onaniste de la tête.

J’étais né pour devenir fondateur de religion. Celui-ci est le créateur total.

Tu es fier de ta culture. Tu l’es moins, quand tu comprends que les bibliothèques que tu as avalées trahissent ton impuissance à vivre, ta pauvreté, mon pauvre !

L’amour des livres implique la haine des livres. La gloire des auteurs, c’est d’être lu. La tienne, c’est de ne pouvoir être lu sans risque. (Police ?) Faire un chef-d’œuvre, le faire approuver par quelques critiques valables, puis le détruire, afin de ne pas le livrer aux marchands, au troupeau.

Pas une phrase de moi qui ne soit un appel au secours. J’ai bien la Bible à portée de la main, mais je trouve cet engin de plus en plus monstrueux, raciste, paranoïaque. Il a un fond paterfamilias, ce Bible (pourquoi le féminiser ?) qui bande ma révolte.

La sécurité sociale m’ignore ; on me traite de pauvre type, ma concierge de fainéant. La Sécurité du territoire surveille mes fréquentations. Mon regard est louche et ma démarche douteuse pour les travailleurs de sept heures du soir.

Je n’ai pas voulu faire le trottoir littéraire. La belle paire de fesses que ça me fait ! J’ai une peur atroce : ne plus pouvoir créer, écrire. Mes chefs-d’œuvre sont là, en moi. Mais la plume accoucheuse est encore mal taillée.

Chaque nuit, j’assiste à la transsubstantiation de mon stylo en glaive. Toujours en moi cette impulsion de plus en plus tyrannique : tuer. Encore une nuit où, seul, le lit m’empêche de tourbillonner dans le vide. Ce vide qui me pince le cœur. Qui va finir par se confondre avec mon être. Je vis couché ; je fais des efforts pour ne pas penser. La vie, chaque jour la mort s’infiltre sous ma peau. Hourrah !

Quand je me relis, j’ai l’impression de revenir de mon enterrement. Trop de mots ! Il faut des actes. Rechercher la communication, l’avec-autrui ? Je suis d’une eau trop pure, trop cinglante pour qu’on tolère ma différence. Les gens sont tellement habitués å ce que leurs rapports mutuels soient basés sur le mensonge, l’hypocrisie, la mauvaise foi, que dans leurs rapports avec moi, ma franchise dure, sans concession, est accueillie avec scepticisme, avec recul. Je dois biaiser pour prouver ma sincérité et finalement on me laisse monologuer comme un doux dingue.

Pourquoi les artistes arrivés (dans quel état ?) sont-ils si oublieux de ceux qui ont autant, sinon plus de talent qu’eux, mais que leur intégrité, leur pureté, font croupir dans l’ombre ?

Ah ! si j’avais le courage de noter seulement l’ombre de certains rêves éveillés que je fais en plein jour, ce Nocturnal deviendrait un fauteur de crises cardiaques chez l’héroïque lecteur.

Quand je baisse le menton, je sens monter de mon cœur une odeur de vinaigre qui me pique les yeux.

Je joue du balancier sur une corde animée d’une force centripète qui est le désir de me cacher, de me taire, et animée d’une autre force, centrifuge, qui est mon besoin d’exploser, de m’ouvrir l’âme, de tout dire.

Épouvante en moi, quand je pense que j’héberge dans mon corps, mon sang, mes neurones, un assassin. Décapiter mon passé, mon acquit culturel, mon œuvre en germe et me suicider par l’assassinat. Commettre l’assassinat le plus dense, le plus multiple, le plus mémorable, et qu’on jette ma dépouille aux orties. Voilà où j’en suis. Beaux week-ends que je passe ! Il me faut ravaler, digérer ces monstres obsessionnels. Seul. Personne ne m’aime. C’est pourquoi je veux tuer, tuer le plus possible. Infinité de coups de couteau dans la chair de l’humanité.

Vos parents, vos voisins sont heureux que vous disparaissiez dans la lecture inassouvie de livres. Vous rassurez, vous laissez le champ libre aux autres qui, sur votre dos, font les serpents, les requins. Mais moi, j’ai toujours lu pour préparer de retentissantes révoltes. Brouter de la dynamite et chier des scandales, le plus noble des idéaux dans cette société de lâches, de porcs, d’enculés mondains.

Jusque la Nature qui triche et raille, avec sa perpétuelle duplicité, ses ombres suivies d’éclaircies, ses angoisses suivies de joies, ses désespoirs impurs parce que collés sans cesse au cristal de l’espoir.

Mes pics d’exaltation, mes abîmes de détresse. Dans mes états de veille, mes morts à venir m’assiègent. Quelles morts ? La fuite incognito dans l’espace ? Le poison ? L’enterrement vivant ? Le fort Chabrol ? La descente armée dans la rue ?

Je me regarde dans la glace : je n’en reviens pas d’être, comme on dit, un homme. Je ne me suis pas encore fait à cette condition. J’ai honte d’avoir atterri sur la planète des adultes. Inventer une gymnastique magique qui me ferait redescendre les ans. L’enfer, c’est d’être adulte, de savoir.

J’ai gardé de ma période marxiste cette conviction que je suis, en société bourgeoise, le représentant d’une classe d’exclus, détenteur par là de forces neuves, d’une conception non reconnue de l’homme et de l’humanisme. Faudra-t-il trahir mes origines, pactiser avec la bourgeoisie au pouvoir, la singer pour les imposer ?

Il m’en faut du courage pour continuer d’écrire. Saisir ce fardeau, dix centimètres de crayon. Dynamite, mon frère, car tu n’es pas féminine. Chaque jour, indigestion de malheur.

Le penseur est d’abord un vagin. Qui finit par s’ériger en tour. Les propriétaires ont du mal. Les financiers ont la tête en miettes. Les responsables font dans le sable. Moi, je ris, je coince la bulle, je rêve ma vie. Au fond de la mer, sous les pansements des algues de l’angoisse, je respire un néant mouillé. Je suis nu jusqu’au cri, jusqu’à la désintégration. Là-haut, la foule des faces-culs compte ses sous. Parmi eux, je suis un cercueil vertical ambulant.


Jack Thieuloy, Hors Jeu, n° 3, septembre 1989