Les temps païens sont proches

par Gilbert Joncour

Il n’y aura plus de martyrs, à part des morts sans importance, sans sépulture, sans nom, sans origine, ni signifiance. À part le grand silence définitif. À part l’obscurité muette des croix, des pierres et des signes, et le souvenir de vieilles légendes, à part cette seconde lumière d’un autre monde qui s’est ouvert un instant, rien que pour nous. À part nos larmes et nos prières, comme un visage soupçonné dans le retour à la poussière. À part toutes les clés universelles, comme un trousseau de mains sur des serrures pétrifiées. À part le grand passage de l’eau entre nos doigts, puis d’une barque entre deux mondes. À part la goutte d’air, le brin d’herbe et l’étincelle, à part l’éternité mouvante. À part nos mains de cendre, comme des soleils d’or, au soir de la Saint-Jean. À part, comme un espoir, entre le geste et les semailles, pour d’autres qui viendront et dont l’esprit toujours affamé de visages, semble déjà sourire aux astres du futur…

Ma pensée est con comme la lune, elle est en orbite autour de moi ; je ne peux ni m’en approcher ni m’éloigner, et c’est ainsi que le sachant, je continue à vivre mon absurde condition d’homme, ce paradoxe, primitif. Je suis toujours à la même distance de la totalité, à environ une seconde lumière. C’est terrible pour un homme que de tourner autour de Tout, sans pouvoir s’absenter un instant, et enfin penser à autre chose. Je suis lucide, je me révolte. Et tout opère à mon insu. Qui puis-je ? Il m’arrive encore de me mettre en colère, non par haine, mais par amour. Et pour prendre la défense, parfois jusqu’à l’extrême de ceux que j’aime… Et je me révolte encore. Insulter Dieu ne sert à rien, l’homme est sourd.

Invectiver la beauté est un luxe qui ne m’est pas permis. Mais que puis-je insulter ou louer ce soir, Premier jour de l’année chez les Celtes, ce 7 novembre 1997 à 22 heures 43, au premier quartier de lune ? Je crache sur le néant, dans la béance insupportable, ô putain de trou noir ! Toute absence à cet instant est un orchestre égaré au bout d’une baguette. Putain de symphonie ! Tout se soustrait infiniment et s’additionne sans comprendre. Sommes des riens ! Toute absence est odieuse. Tout refus d’apparaitre et les disparitions sont les seules vraies fausses notes à l’harmonie des mondes.

Ô putain de silence ! C’est un peu comme pisser dans un violon, ça n’apporte rien à la musique, je le sais, mais ça soulage. C’est toujours ça !

Il n’y a plus de presse, très peu de vrais livres, je ne parle pas de la télévision, elle est aux mains des grands anesthésistes, le corps de la société ne bouge plus, son cœur est froid. Brûlons les Chaînes, brûlons la presse soporifique, et nous retrouverons cette chaleur humaine qui nous fait tant défaut aujourd’hui.

Je demeure optimiste, je sais, moi aussi, qu’un langage universel viendra, mais les médias ont compris ce « danger », qui entraînerait leur disparition.

Non d’un astre ! Il leur faut empêcher toute critique, éradiquer toute velléité de transformation du modèle, inféoder tout jugement ; supprimer tout désir profond de changer le système, créer en permanence de nouveaux besoins afin de maintenir l’humanité en état d’esclavage « consenti ». Je sais qu’un langage universel viendra. Les voleurs de feu se doivent d’être… Il faut éclairer les ténèbres et repousser la nuit, briser tous les carcans, et lâcher les amarres, la liberté libre demeure la sève vénérable, ainsi que l’arbre foudroyé, l’outil premier, la pensée vraie, la juste table.

Au fait, peut-on véritablement vaincre lorsque l’on appartient à la horde des voleurs de feu ? questionnait Fabrice Lanfranchi dans l’Huma du 5 novembre au sujet de l’œuvre de Bernard-Marie Koltes. Personnellement, je n’en sais rien. Je suis un voleur de feu, rien d’autre. Le reste, je m’en fous. Je pisse dans un violon. La musique des flammes étant ma seule écriture, je m’abandonne aux partitions.


Gilbert Joncour, Hors Jeu, n° 27, janvier 1998