Par Lucien Chardon
Les managers efficaces ne mènent souvent pas les plus belles carrières. A l’heure des organisations mastodontes, des empires bureaucratiques, la gloire est moins une affaire de résultats que de communication.
Une petite entreprise ne pourra pas se passer de réalisations concrètes ; un dirigeant doit y contribuer au succès, sa survie économique en dépend. Heureusement, le gigantisme du big business, comme des administrations publiques, dispense de ces exigences serviles et permet de faire valoir d’autres qualités, autrement lucratives.
Voici donc les cinq traits caractéristiques du manager à succès, tous indispensables pour devenir une bête de carrière.
1. Jamais de conflit
Une organisation est avant tout un corps social, qui tend donc à sa conservation. Une apparence de paix doit y être maintenue à tout prix. C’est pourquoi le manager à succès ne génère aucun conflit ouvert. Sa ligne de conduite est d’être en bons termes avec tous et consensuel. Il agit sans rugosité ni négativité.
Un problème apparaît-il quelque part dans l’organisation, on lui en confiera la responsabilité. Une série de plans d’action bien racontés, associés sa bonhomie, auront raison du trouble. Si son action n’aboutissait pas, il en sera exempt, d’autant mieux couvert par ceux qui l’auront nommé, qu’il aura toujours montré un visage ouvert et des velléités positives. Et si quelque oiseau de malheur échappait à sa vigilance et venait à se faire entendre, le manager se devra de l’écarter, permettant par ce sacrifice le rétablissement de l’homéostasie sociale.
Il ne s’agit pas de résoudre le problème, mais de le dissoudre. Non pas la concorde, mais l’absence de heurt. Les véritables difficultés seront étouffées, enfouies et finalement balayées par de nouvelles perspectives.
2. Toujours raconter ce que l’on va faire
Le plan d’action est la marque de fabrique du manager à succès. De réunion en comité, de courriel en présentation, il n’a qu’un vocable, une obsession, un mantra : l’avenir. Il produit des projets, des feuilles de route, des axes de progrès, des objectifs, - qu’importe, tant qu’il promet des résultats qui, demain, seront tangibles.
Les plans d’action peuvent s’empiler, se multiplier jusqu’à l’absurde, au-delà de tout réalisme. Ce n’est pas grave. L’important est d’annoncer que l’on fera ci et ça, que ce sera bien, et même mieux encore, que l’on ira plus loin, plus haut, plus fort, etc. Raconter une belle histoire, voilà l’affaire !
Quand il devient patent que les résultats ne sont pas là, c’est l’occasion de produire un nouveau plan d’action, de revendre du futur, de relancer l’espoir.
Il convient de ne jamais confronter les faits aux attendus. Bien sûr, il y aura des bilans, des points d’étape, des états des lieux, tout ce qui prouve que le plan est suivi et piloté. Chaque fois, on montrera des progrès et des difficultés, et évidemment le plan d’action correctif ad hoc.
La règle d’or qui sous-tend cette approche du management est “pas de problème”. Les imprévus, les retournements de tendance, les facteurs nouveaux, tous les impondérables viendront seulement enrichir l’histoire, la re-façonner, la réécrire enfin. Ainsi l’histoire perdurera, parfois transformée dans sa substance même, mais offrant perpétuellement l’apparence d’une continuité heureuse.
3. Communiquer sans cesse
Le manager à succès est un homme de communication. Ses plans d’action ne servent pas à être mis en oeuvre mais diffusés. Bien entendu, il ne communique que positivement, et en priorité vers ses supérieurs.
Pour bien mener carrière, il est essentiel de soigner la forme de ses messages, de travailler ses slogans et ses présentations, de polir et de re-polir l’histoire à raconter jusqu’à atteindre la clarté de l’évidence pour emporter l’adhésion d’un coup. Le fond importe peu, il devra juste se conformer aux modes du moment et aux idées ambiantes, et afficher assez de réalisme apparent pour faire illusion.
L’autre aspect d’une communication réussie est d’investir son temps en réunions, en comités, en commissions, en déjeuners, en rencontres. Bien entendu, l’importance des réunions s’évalue au poids de ceux qui y participent. Là encore, le fond ne compte qu’à peine.
Enfin, le manager à succès sait raconter ses accomplissements. De chaque étape de sa carrière, il tire un fait saillant dont il fait une réussite personnelle. Il égrène ainsi ses victoires, qui justifieront autant de nouvelles responsabilités futures.
4. Déléguer l’exécution
Un tel travail de communication nécessite du temps, beaucoup de temps, ce qui rend inenvisageable de prendre en charge personnellement l’exécution de ce qui a été planifié et annoncé.
Or, il faut toujours, à un moment ou à un autre, délivrer quelque résultat. Comment procéder ?
Une grande part des plans d’action présentés sera consacrée à la négociation de moyens pour les mener à bien. Ici se joue l’énergie du manager brillant, qui saura convaincre que l’avenir grandiose qu’il vend nécessite un investissement de pareille ampleur.
La solution typique pour résoudre le problème de l’exécution est d’embaucher une équipe d’experts besogneux, qui s’attelleront à la tâche, et qui éventuellement porteront la responsabilité de l’échec s’il advenait. Une autre piste est de faire travailler des consultants, démarche qui a l’avantage de ne pas introduire un rival potentiel dans l’organisation. Quand on en a la possibilité, les consultants pourront avantageusement intervenir dès l’élaboration des plans d’action - le manager concentrant alors son énergie au développement du relationnel nécessaire à la poursuite de sa carrière.
Enfin, cela va sans dire mais va mieux en le disant, il est impératif de pas se rendre indispensable à un poste, pour ne pas s’y trouver cantonné, ce qui stopperait net son ascension de carrière. L’efficacité visible est un handicap.
5. Rebondir pour durer
Evidemment, le réel menace de rattraper la communication : les chiffres finissent par être faits, ou non, et les problèmes irrésolus par apparaître. Aussi le manager à succès sait-il bouger à bon escient, avant d’être débordé par la situation objective de son périmètre de responsabilité. Selon le rythme de l’activité où il opère, il se maintiendra entre un et cinq ans dans un poste avant de courir à de nouveaux défis.
Il existe une alternative à cette course en avant, qui est de se placer dans une organisation dont les ressources ne dépendent pas du succès, donc qui ne risque pas d’être rattrapée par une absence de résultats. Hélas, les bons postes de ce type sont assez rares.
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Être consensuel, toujours vendre de l’avenir sans jamais s’arrêter au présent, communiquer à tout va, se décharger de l’exécution sur des spécialistes, et voler de poste en poste, voilà le secret des grandes carrières. Observez les grands dirigeants des entreprises et administrations, ou les politiques en vue, et vous verrez ces traits portés à l’excellence.
Pourquoi ces qualités priment-elles l’efficacité ? Parce qu’il est plus simple de s’en tenir à la communication, que d’évaluer la solidité des actions menées, et parce que les dirigeants en place cooptent de préférence ceux qui leur ressemblent et qui ne démentent pas les fondements de leur succès. Aussi ces règles de réussite ont-elles toute chance de se perpétuer longtemps.