La rançon de l’art

Par Lucien Chardon

« Ah ! vous tous qui avez soif, venez vers l’eau, même si vous n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez ; venez, achetez sans argent, sans payer, du vin et du lait. » (Isaïe LV)

Poètes, vous pouvez bien pleurer que le pavé parisien est votre Hadès ; voici une bonne intention de plus pour damer l’enfer.

Que nos poèmes souffrissent de n’avoir jamais lecteur, et que le public désespérât de connaître la Parole de son temps, – cette injustice ne demandait qu’à être réparée, et faillit l’être.

Un éditeur sans goût, frustré de ses fins de mois difficiles, imagina de rassembler poètes et lecteurs quatre jours par an dans le cœur de Paris. Il se fit fort de rançonner à loisir tout ce monde en vendant à qui le voulait bien le droit de ne pas être absent à cette sauterie, et put dès lors dormir le ventre plein de la misère des scribouilleurs. Dormir sur ses deux oreilles ! n’entendre pas le bruit de l’argent jeté par Judas et dont les ruines du Temple résonnent toujours ; n’entendre pas la pénitence aujourd’hui forcée des malheureux !

La misère aggravée des éditeurs ne serait rien si cette foire réunissait poètes et public. Passons sur le public : les âmes délicates et les âmes affamées ont fui depuis longtemps l’obscénité des poètes. Restent donc badauds et poètes.

Les poètes ! cabots accrochés aux jupons de la Gloire pour en tirer un lambeau qu’ils porteront comme une croix de guerre.

Il faut l’avouer ; en vain, quatre années durant, ai-je cherché à y lire. À peine chaque fois retirais-je un livre moins barbouillé que les autres et qui ne m’a jamais comblé : jamais ! Mourir de soif au bord d’une fontaine, – quelle indigence – quelle misère nous faisons.

Si l’inadvertance des armées de tièdes avait laissé dans le cloaque des éditions un livre qui n’eût pas en partage l’inanité générale, nul n’en saurait l’existence, et ceux qui ne l’ignoreraient pas se tairaient, tant il est impudique de pleurer d’amour. Les vrais auteurs ont déserté ; l’Esprit, suffoqué, a fui ; et le Silence, le saint Silence, est à l’agonie, et personne à son chevet.

Il faudrait rire, rire, rire à fendre les crânes congestionnés de ces éructeurs pisseux. Oh ! mais nous n’avons plus la force de rire.

Ce microcosme n’a ni le bonheur de faire vivre un art qu’il envenime plutôt, ni le charme désordonné des grands rassemblements de la jeunesse. Des vieux de quarante ans, obsédés par l’argent qu’ils dénigrent, s’entrecongratulent et se méprisent. Ce spectacle serait drôle si personne n’en était la dupe. Mais de certaines âmes fragiles écoutent encore les éloges qu’on y profère et ouvrent les livres qu’on y bazarde. Des âmes fragiles se penchent sur ces latrines en croyant boire aux larmes de Niobé.

Ah, reviens ! Le Verbe reviendra, qui, se faisant un fouet de cordes, et culbutant les tables des changeurs et les chaires des assis, dénoncera leur imposture. Maranatha.