Vacances

par Armand Robin

En un temps où je ne me savais pas atteint d’un métier, on m’apprit : « Cette année encore, on ne peut vous accorder de vacances ; on a besoin que vous restiez là, gisant sous les émissions radiophoniques en langues étrangères. »

Ô le subit soulagement ! Je tremblais d’avoir à paraître aux cérémonies des faux repos et je mendiais contre ce danger quelque secourable hasard.

Et que ferais-je, m’ajoutais-je, de leurs vacances ? Ne suis-je pas absolument vacant à tout instant ? Rien de moi ne m’habite ; ahan par ah an m’ahannant, me désertant implacablement, je me crée en successif autre ; grâce au non-but et au non-calcul, authentiquement je vaque.

Leurs vacances ayant lâché leurs prises, mes vacances permanentes, faites de l’anéantissement de tout élément personnel, ont continué à s’étendre au long de mon âme en algues intemporellement souples et solides sous les illimités bruits d’ensemble de la mer.

Sans parole, je suis toute parole ; sans langue, je suis chaque langue. D’incessants déferlements de rumeurs tantôt m’humectent et me font onde, tantôt m’affleurent comme d’un destin de calme promenade et me font sable, tantôt me choquent et me font roc. Je m’allonge en très immense et très docile plage où de vastes êtres collectifs, nerveux et tumultueux, abordent en gémissant élémentairement.

De tous les langages mêlés, j’entends se composer une sorte de non-langage indiciblement rumoreux ; et ce non-langage, je l’écoute en ses suprêmes efforts pour tenter d’atterrir.

*

J’ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l’ombre s’assemble, je m’absente de ma vie et ces écoutes de radios, dont je me suis fait cadeau, m’aident à conquérir des fatigues plus reposantes en vérité que tout sommeil. Chinois, Japonais, Arabes, Espagnols, Allemands, Turcs, Russes font au-dessus de moi leur petit bruit, m’encouragent à quitter mes enclos ; je saute le mur de l’existence individuelle ; par la parole d’autrui, je goûte à de merveilleuses bamboches nocturnes où plus rien de moi ne m’espionne.

C’est vers les quatre heures de la nuit que je vaque le plus exquisément. Mon corps, je l’ai précipité depuis longtemps dans un Niagara d’anéantissement et sa mort me vivifie ; qu’importe si par instants encore, telle une rageuse écume exigeant de parader sur les flots noirs de l’abîme, blanchoie son désir que je l’endorme ? Je suis tout au plaisir de me sentir délesté de cette créature étrangère, abusive.

Attroupées depuis le début de la nuit, toutes les paroles des hommes en guerre donnent l’assaut à ce gîte pour caillots sanglants qu’est le cœur. En foule, se proclamant puissants chefs de peuples, se pressent des marmots braillards et bafouillants, batailleurs et balafrés ; chacun de ces bambins tire derrière lui son jouet de millions et millions d’hommes physiquement ou, ce qui est pis, mentalement tués. Inaltérablement vide, je deviens leur champ de bataille où ne plus pouvoir batailler ; lieu absolu de tous les heurts, j’annule, très lisse, l’univers de heurts. Encore quelques instants et, cette fois, le gel du sommeil tentera d’imposer à mes bras refuseurs ses bras glacés. Puis, en complices frissonnants, me provoqueront les songes.

Cette ultime séduction, l’outre-fatigue la déjoue : qu’ai-je besoin d’ensommeillement, d’ensongement, puisque je lampe, jusqu’à l’ivresse, du non-être ? Si je tiens encore quelques instants dans la vie d’autrui, je pourrai paraître dans les premières lueurs en danseur titubant, en sobre ivrogne exécutant les figures du non-moi.

Quand enfin, très rond visage rougi de tout le sang répandu cette nuit, surgira le vaniteux soleil, je serai en état de porter en un règne d’au-delà le sommeil vers ces hommes lamentables qu’on appelle puissants, ainsi que vers des enfants malades un vase plein de lait dont il faut que rien ne tombe, ma tête labourée de toutes les paroles qui font le mal, ma tête lézardée de tous les événements qui cassent, tête en toute antitête entêtée, tête fatiguée d’une fatigue d’outre les fatigues et par là changée en plus inlassable, inlassée tête.

Lors, tous ces vastes êtres collectifs, soubresautants et comme tétanisés de subjectivité, je les déverserai, lentement, précautionneusement : ils glisseront de mon cerveau comme d’un tombereau, toucheront terre d’un bruit molli, apaisé, dompté.

*

Maintenant, je leur nomme leur mal : Ils n’ont pas l’esprit de s’appliquer à se conquérir un ferme état dans le « non-eux » ; ils ne cherchent pas leur désavantage, mais celui de leurs voisins. Ils n’ont jamais songé à s’emparer du non-pouvoir. Plus ils tombent, plus, comme pour aider absurdement à leur chute, ils s’alourdissent de leur « eux-mêmes » ; à force de vouloir l’emporter dans les batailles du relatif, ils s’ajoutent l’un à l’autre l’épuisement que représente chaque succès remporté dans l’ordre des apparences. Quand ils perçoivent que de la haine rôde, ils ne conçoivent pas de la détourner sur eux afin de la retirer de la circulation et d’avoir ainsi l’occasion de rompre un enchaînement d’actes mauvais ; au contraire, ils se hâtent d’apporter leur mal au mal général. Ils ont oublié que la parole sert à dire le vrai, sont fiers de répondre par des mensonges à d’autres mensonges, créent ainsi partout au-dessus de la planète des univers fantomatiques où même l’authentique, lorsque d’aventure il s’y égare, perd sa qualité ; ils sont « stratégiques » et « tactiques », expliquent-ils dans leur jargon, ce qui signifie qu’ils ne parlent que par antiparoles ; derrière chacun de leurs mots on sent la présence de leurs intérêts de caractère matérialiste, c’est-à-dire la présence du néant. Devant cette sottise, on reste là, comme ça : même les poètes ne happent plus que des souffles accourcis en râles.

Ils ont troqué, en calculateurs étourdis, toute substance contre seulement sa semblance ; puis, ne disposant plus que de l’irréalité, réduits à jouter l’un contre l’autre dans l’épiphénomène, ils ne peuvent que se livrer des combats inexpiables, avec inédits massacres, pour maintenir à tout prix leur situation dans le monde spectral des « puissances nationales », des « régimes sociaux », des « forces politiques », pour sauver leur place très exiguë sur la très mince pellicule des apparences.

Un tel monde, s’il veut se reposer, a besoin de plusieurs siècles d’absolues vacances, a besoin de vaquer un millénaire dans l’absolu. En vain, suscités par cette ruine extrême, des savants préparent-ils près de nous des règnes où d’une existence désensibilisée, algébrisée, muée en relations chiffrées, jailliront des délassements du second degré.

J’ai pitié de ces êtres tellement abîmés. Je les héberge en moi à l’écart de tous les regards. J’écoute très patiemment leurs délires ; toute la journée, puis toute la nuit, et surtout en ces heures plus dures qui vont de minuit à l’aube, ils sont là qui se battent chez moi, avec des criaillements de forces primitives et négatives. Loin de craindre ces désespérés, je les attire, je tente de les soigner, de les exorciser ; je ne cours aucun danger : quelle perdition, quelle déperdition pourrait atteindre quiconque vit sans lui dans tout autrui ?

Mais le long, très long travail ! Je connais dans toute leur plénitude toutes les très blanches extases de la fatigue, drogue à faire oublier temps et espace.

*

Fatigue d’outre la fatigue, toi par qui j’ai constamment vacances, – fatigue d’outre la fatigue, toi par qui en toute situation donnée on est fait non-matière inconditionnable, toi par qui sur l’autre versant du perçu on vogue en objet allégé, fétu pris d’univers, – fatigue d’outre la fatigue, toi par qui près de nous une surnature partout scintille, – fatigue d’outre la fatigue, ô toi, mon repos sans nom, ô toi qui me dors sans que je dorme, – ô toi, mon amie, ma confidente, mon épouse, merci ! et oh ! jamais, jamais ne me quitte !


Armand Robin