Sept lettres brèves à André Nord

par Tristan Cabral

« Dans ces ruines campe un homme blanc… »
à André Laude, i.m.

1

Cher André,

ILS ARRIVENT ! Ils montent des forêts noires comme des cirques en feu – comme chapiteaux de houle ! Les voilà, ils étonnent les foules de la même couleur…

Ils arrivent ! Leurs visages ont des scalps ! Ils traînent derrière eux de grandes ailes noires et sur ces ailes on voit des aigles imprimés…

Ils arrivent ! Ils sont blancs. Ils recouvrent la mer avec de grandes pierres. Ils coupent les lauriers roses de Dubrovnik. Ils changent les Tables de la Loi. Ils décrètent partout le délit de visage…

Ils arrivent. Voici le Temps des Purificateurs !

Voici la neige obscure qui tombe sur Gorazde ! la Neredva est rouge sous le pont de Mostar.

Bosko et Admina ont été abattus sur le pont Vrabana, ce 26 mai. Ils n’avaient pas pu attendre…

Ils arrivent ! Recevons la Douleur ! Allons jusqu’aux forêts d’avant l’orage où vit l’enfant qui ne naîtra jamais !

Voici le Temps des Purificateurs !

On chasse le juif à Vienne et le turc à Rostok, le musulman à Split et l’homme libre à Tuzla. C’est cette époque qui a sombré !

Ce siècle commencé à Auschwitz finit à Dubrovnik ! maintenant nous le savons…

Il pleure sur Gorazde, il pleut sur Tien-An-Men comme il pleut sur Grozny…

C’est cette époque qui a sombré !

Sarajevo – de l’hôpital Kosevo
Noël 1994

2

Je les ai vues !

J’ai vu Zina et puis j’ai vu Oulfa, à peine vingt ans à toutes les deux. J’ai vu Oulfa, avec sa grande plaie sous ses cheveux nattés. Elle n’y voit plus très bien pour aider aux travaux…

Je les ai vus ! Je les ai vus à Jéricho et à Naplouse, tous ces enfants de sable qui nous jettent des pierres. Un mort sur deux est touché dans le dos ! ici, on appelle çà l’Intifada…

Les balles traversent les cartables et les menottes sont bien trop grandes pour ces poignets d’enfants.

J’ai écouté Kamel, Khalil et Sahlia ! J’ai vu les jambes brisées et les mains écrasées. J’ai vu l’arbre arraché, les puits comblés et les maisons rasées. J’ai vu ce très vieux peuple, peuple désabrité, sur sa terre abattu, et qui nous parte encore, de tous ses arbres, de tous ses puits et de toutes ses blessures…

J’ai compris cette douleur. Je suis de cette Douleur, comme je suis de Poznan ! Je suis de cette Terre où David aujourd’hui est un Palestinien…

de Jéricho-Fatah/Day
le 19/08/1995

3

J’ai vu la photo 0350400 de Miléna toute accrochée aux dents des barbelés. C’était à Tréblinka…

J’ai vu aussi un petit Samuel, un Samuel de Varsovie, mort d’une étoile au cœur. Sur cette étoile, on pouvait lire :

« Je ne veux plus jamais porter le nom de l’Homme… »

Jérusalem/Yad Vashem
Pâques 1994

4

Avec un bras, tu peux encore faire une boule de neige. Elle est tout simplement beaucoup plus petite. Voilà ce que me dit Omar Hazinovic. Il a 7 ans. Il neige.

Sébréniza/Ancien hôtel des Balkans

5

Voici un enfant de Mostar. Il ramasse les morts. Il vient chercher de l’eau dans un vieux bidon d’huile. Des soldats étrangers le regardent. Ils ont des voitures blanches avec des lettres bleues. L’enfant ramasse les cendres. Sur une étrange poussette, il range quelques corps. Quelqu’un l’a vu et l’a mis dans la cible. Voici l’enfant en croix tout au milieu du pont. Les voitures blanches sont reparties…

Ici, on parle d’un tireur franc…

Mostar, juin 1995

6

YA BASTA !

Comme les fleuves d’autrefois, ils remontent à leur source pour y mourir. Libres ! Ce sont les Indiens du Chiapas. Ils tournent tout autour des arbres de Justice. Leurs femmes brillent d’amour et de douleur. Ils ont de vieilles armes et des épées d’Espagne. Ils voient des bateaux ivres échoués dans les arbres. Mais ils croient dans les Mots. Et les locomotives de l’armée mexicaine roulent à tombeaux ouverts vers les immenses cimetières au milieu des forêts !

Une guerre de 15 jours. Une trêve qui dure un An. Et un « sous-commandant » qui n’aime pas les armes et cite Octavio Paz ! Ces Indiens sont le peuple le plus réaliste du Monde, ils demandent l’Impossible, le pain, la paix, la liberté. On les appelle les Indiens de Marcos…

Ici, dans les montagnes du Sud-Est, des hommes nous parlent encore en tzotzil, en tzeltal et en chol. Leur parole si ancienne est si neuve ! Ils sont sans noms et sans visages. Et voici qu’ils nous disent : « Il y a quelque chose qui dure, il y a quelque chose qui pleure… »

Tu les entends, André, je sais que tu les entends !

San Juan Cancuc
en pays contrôlé par l’ejercito Zapatista de Liberacion National
octobre 1994

7

Voici que l’homme nouveau est redevenu cendres… C’est Avril brisé. Les grandes statues de bronze ne regardent plus rien. Le Vent de l’Est pue le cadavre. On descend au napalm le nom d’Enver Hojda cloué sur les montagnes. Mais le chaos toujours réclame de l’Éclair ! Voie est ouverte aux hordes ! Ne quittons pas l’Europe !

Comme depuis le Début, nous n’avons rien à perdre mais un Monde à gagner ! Toujours et Éternellement !

Je fume une « Partizan ». C’est une marque de cigarettes albanaise…

Tu avais raison, cher André, « le Bleu de la Nuit crie au secours »… Mais qui changera la Mort en Or ?

Je t’embrasse et Viva Villa !

de Tirana, le 9/08/1995


Tristan Cabral, Hors Jeu, n° 21, janvier 1996