Le Sycomore de l’oubli — À la manière des «Mille et une Nuits» du Docteur Mardrus

Par Paul Reboux et Charles Müller

Il est raconté — mais Allah est plus savant ! — qu’il y avait dans la ville de Mossoul un marchand nommé Harascha-Lapatal-Omar. Pour compter les dinars d’or dont débordaient ses coffres, il aurait fallu vivre dix fois plus que n’a vécu le soleil. Mais sa plus rayonnante richesse était sa fille, créature d’entre les créatures, trésor d’entre les trésors, l’incomparable Zémmoreïd.

Cette adolescente avait des yeux magiciens, bleus entre des cils sombres et recourbés comme des pétales d’iris. Sa bouche était une fleur de camomille. Ses dents étaient blanches comme le gland dans son écorce. Sa poitrine était une pâte faite de perles, de roses et de jasmins. Elle avait le dessous des pieds comme une plante, la croupe comme la lune, et le bas du ventre comme un chat. On titubait d’admiration rien qu’en approchant du mur qui la dissimulait. Le Cheikh-al-Islam lui-même, s’il l’avait vue, eût fait rentrer sa longueur dans sa propre largeur.

Mais au-dessus de la douce Zémmoreïd planait une perpétuelle mélancolie. Rien ne parvenait à lui être agréable. Pour elle, l’éventail de plumes ne remuait que de l’air brûlant, la musique était silencieuse, et la confiture était salée.

C’est qu’un jour, entre les colonnettes du Moucharabi, elle avait vu passer le bel Hassan-Lassardine. Depuis lors, le glaive du souvenir était resté planté dans son cœur, qui s’y coupait un peu plus à chaque battement.

Jamais Zémmoreïd n’avait entré dans l’oreille de son père le secret amour dont elle se sentait obsédée. C’est qu’Hassan-Lassardine était un jeune homme fidèle aux traditions des ancêtres. Au contraire, le père de Zémmoreïd nourrissait l’ambition de donner sa fille en mariage à l’un de ces musulmans aventureux qui sont allés chez les Roumis, qui se sont embarqués sur des bateaux crachant des étincelles et blanchissant la mer, et qui rapportent de l’Occident toutes sortes de secrets merveilleux pour faire marcher les voitures à ânes sans ânes et enfermer dans des boites à ressorts la voix humaine.

Cependant, l’esclave noire de Zémmoreïd lui dit un jour : « Puisque le Maître exige, ô source pure, que tu reflètes dans le miroir de ta félicité un homme à l’image des barbares du Nord, pourquoi ne fais-tu pas connaître ce vœu au bel Hassan ? » L’adolescente lui masqua la bouche de sa paume parfumée : « Qu’Allah m’en préserve ! » Mais elle avait dit : « Non » comme une amoureuse. Et l’esclave alla trouver en cachette Hassan-Lassardine.

Quand celui-ci connut que la resplendissante Zémmoreïd l’avait distingué, il fit plusieurs tours sur lui-même, et se convulsa tellement que l’on eut grand’peine à démêler les nœuds qu’avaient formés ses membres sous l’effet de la joie et de la surprise.

À partir de ce jour, Hassan ne songea plus qu’aux moyens qu’il pourrait employer pour gagner la faveur d’Harascha-Lapatal-Omar. Il se mit à porter des chapeaux de paille et serra ses fez ; il se priva du Raha-Loukoum dont il se farcissait pour en employer l’amidon à durcir les poignets et le col de ses chemises, et il glissa ses mains dans ces étuis de peau fine que les barbares du Nord appellent des Ghâns.

Ainsi paré, il se rendit chez le père de la jeune fille.

Mais dès que le vieillard et l’adolescent s’aperçurent, dès que l’œil fut tombé sur l’œil, Harascha sentit éclater sa poche à fiel congestionnée. Il se mit à crier : « Fils des bâtards et des chiffons ! Produit de tous les œufs pourris des scélérats ! Quoi ! C’est ton visage de poix que tu crois digne d’effleurer celui de mon insigne enfant ? Que ma langue devienne velue et me pende jusqu’au nombril si elle ne te maudit pas ! Je piétine sur ta face, oiseau de pendaison, crottin d’araignée ! Toi, épouser ma fille ? Tu es tout juste digne de te marier avec le vent, comme un singe en amour ! »

Derrière une draperie, la tremblante Zémmoreïd entendit ces paroles, si redoutables qu’elles auraient pu faire blanchir en un moment les cheveux d’un nouveau-né. Elle sentit son foie se gonfler d’inquiétude et sa poitrine se rétrécir. Mais, courageuse, elle écarta l’étoffe et parut.

— « Mon père, dit-elle, considérez que déjà ce jouvenceau, pour vous plaire et pour m’obtenir, a fait bien des sacrifices. Qu’exigez-vous encore de lui ? » En disant ces mots, elle mit ses deux bras au cou de Harascha, et celui-ci frissonna comme si deux fleuves de lait et de miel lui eussent coulé sur les épaules. Il répondit avec plus de douceur :

« Qu’il prouve d’abord qu’il est homme de demain, et non d’hier. Qu’il se montre à moi, non plus couvert de ces draperies à la vieille mode, mais vêtu comme un fidèle du progrès. » — « S’il portait une culotte, mon père, reprit l’adolescente, lui seriez-vous plus favorable ? » Durant ces mots, elle peignait, de ses doigts fuselés, la barbe d’Harascha, qui se laissait faire, les yeux mi-clos : « Ah ! séductrice de la séduction — dit-il enfin — comment te résister ? La nouvelle lune n’est qu’une rognure de tes ongles… Sur ma tête et sur mon œil, j’écoute et j’obéis… Et vous, jouvenceau, procurez-vous une culotte, une belle culotte à la façon nouvelle… Alors, nous pourrons nous dilater dans la confiance et dans l’amitié. »

En sortant de chez celle qui lui sucrait l’âme, Hassan, plus léger que l’Efri, se précipita vers le souk des tisserands. Il éprouva quelque difficulté pour trouver l’étoffe convenable à la destination imposée. Enfin, chez un vieux petit marchand, borgne de l’œil droit et boiteux de la jambe gauche, il découvrit une pièce de tissu dont les carreaux noirs et les carreaux blancs figuraient en quelque manière le dallage du Hammam.

Puis il partit vers le souk des tailleurs, aussi rapide que si l’oiseau Rok l’avait ravi dans ses serres.

Tout au fond du souk, presque en dehors de la ville, logeait un vieux petit tailleur, borgne de l’œil gauche et boiteux de la jambe droite, qui lui promit de coudre le vêtement avant que le soleil du lendemain ne fut couché.

Le jouvenceau revint dès le soir chez le tailleur. Il ne quitta point l’échoppe. Il voulut mesurer, tailler, coudre lui-même durant toute la nuit. Et en cousant, il improvisa ces strophes :

Mon cœur grésille d’amour comme sur un cendrier rempli de charbons ardents.
Le nard est l’haleine durcie de celle que j’aime ; son front est une pelouse au milieu de laquelle son regard luit comme un jet d’eau ; et la frange de son front est un râteau qui emporte mes pensées.

La neuvième heure du jour ne s’était pas écoulée que le vieux tailleur avait achevé la culotte. Hassan-Lassardine s’en revêtit, et se dirigea promptement vers la Mecque de ses esprits.

Chemin faisant, il éprouva quelque gêne. Les pans de son burnous frottaient contre l’étoffe noire et blanche et ce contact nouveau l’intimidait. Puis cette gêne devint d’une autre nature. Par les effets combinés de l’émotion et d’une pastèque dont il s’était désaltéré, il éprouva l’un de ces avertissements intérieurs d’abord vagues, puis impérieux, qui peuvent arrêter l’élan des plus résolus. Il lui semblait avoir dans les viscères des torrents fangeux et mugissants qui se heurtaient en tous sens pour s’échapper. Incapable de résister davantage, le jouvenceau sentit le monde noircir devant sa vue. Il se mit à la recherche d’un lieu de solitude. Quand il l’eut trouvé, parmi les feuilles d’un sycomore qui descendaient jusqu’au sol, il se sentit incommodé par sa culotte, dont l’usage, en pareille circonstance, ne lui était pas familier. Il la retira donc complètement, l’accrocha sur les branches du sycomore, et put goûter enfin les béatitudes du débondage, tout en improvisant ces vers :

Il est bien dans le vrai, le poète qui s’écrie : La face du soleil est un cul de singe noir près de la face de ma bien-aimée !
Elle est plus riche et plus variée que l’ensemble de la terre.
Ses lèvres sont une framboise contre une tranche de tomate.
Ses joues sont une cuillerée de confiture à la rose et une lune qui se lève.
Elle a un œil de charbon et un œil de verre.
Enfin, les deux moitiés égales de sa croupe sont, l’une, une montagne de neige, et l’autre, un melon blanc.

Durant tout le temps de sa satisfaction, Hassan ne cessa de penser à la suave Zémmoreïd.

Il était tellement obsédé par ce souvenir que, lorsqu’il se releva, il laissa retomber le burnous et partit, en oubliant, sur la branche de sycomore, la culotte d’étoffe si belle à carreaux noirs et blancs.

En attendant celui qu’elle considérait déjà comme son fiancé, la reluisante Zémmoreïd mangeait du sorbet aux jujubes et des confitures parfumées au musc. Soudain, un bruit la fit se dresser à demi. En bas, la porte cuirassée de clous venait de s’ouvrir. Un claquement de babouches sonnait sur le carrelage de la galerie. C’était Hassan.

Il parut, pâle de bonheur. Pour exhiber à sa bien-aimée la belle étoffe noire et blanche et prouver qu’il avait contenté le désir du vénérable Serallah-Patal-Omar, il écarta largement les pans de son burnous, et, croyant montrer la culotte qui pendait toujours là-bas sur les branches du sycomore, il dit :

— « N’est-ce pas qu’elle est belle ? »

Zémmoreïd pâlit à son tour. Elle sembla d’abord sur le point de détourner les yeux. Mais un intérêt puissant retint ses regards fixés sur ce qu’Hassan lui montrait. Un sourire d’extase clarifia son visage. Elle parut transportée à la limite de la félicité des félicités et de la délectation des délectations ; enfin, joignant les mains, elle murmura :

— « Oh ! oui… Elle est belle ! »

Riches d’une aussi magnifique espérance, ils se mirent aussitôt lèvres contre lèvres et genoux contre genoux, et ils commencèrent des échanges charmants qui ne s’interrompirent qu’à la naissance du matin.

Revue Le Capitole, avril 1924