Du service de la vérité

Par Lucien Chardon

En lisant ces vigies de la vérité que furent en leur temps Bossuet, Fénelon, Bourdaloue, Massillon et d’autres encore qui ont prêché les avertissements les plus sévères aux auditoires les plus glorieux, en laissant retentir à mes oreilles la clameur de leurs sentences térébrantes chargées d’intelligence millénaire, mon esprit se porte sur notre époque et ses princes.

Les grandes âmes qui allient l’amour impérieux du vrai et l’art de le dire ne manquent pas ; elles sont là − nombreuses même −, prêtes à prendre leur service à la suite du Verbe. Elles sont là mais inconnues, muettes. Ce qui manque, hélas, sont les chaires pour qu’elles paraissent et les oreilles pour les écouter.

Nul dirigeant ne tolère plus d’entendre des remontrances au nom de quelque réalité qui échapperait à ses volitions, et les tribunes de la vérité sont encombrées de bavards et de flatteurs. Les prédicateurs médiatiques flagornent ou pérorent, et les puissants se plaisent à leur spectacle. Éteintes sont les jérémiades de l’assommante procession des prophètes. Or elles maintenaient vive la flamme de l’humanité !

Considérons d’abord la condition des puissants, puis celle du ministère de la vérité.

Les grands n’aiment ni les critiques ni les contrariétés à leurs desseins. Ils dirigent ; à leurs yeux, c’est la preuve et la conséquence de leur supériorité ; et cela suffit à fonder ce qu’ils veulent. Des laquais les circonviennent, veules et enflés de gloriole, attachés par de gras émoluments. Certains ne sont que valets, d’autres portent les titres de conseiller, de ministre ou de directeur ; le rang varie, la soumission est la même.

Demeurent les amuseurs. Si les magnats des affaires ne les souffrent pas, les politiques les tolèrent pour étendre leur notoriété à moindres frais. Les comiques ont donc la parole et ne se privent pas de railler le grotesque et l’enflure des puissants. Ils tiennent la seule critique permise, l’unique citadelle de la liberté de parole, mais au titre du divertissement, dont ils abondent l’industrie.

Et la vérité ? Qui contestera publiquement les princes au titre d’une autorité supérieure ? Personne. Hélas, pour se réclamer d’une vérité qui nous surplombât, qui nous logeât dans sa demeure, il faudrait que d’aucuns la connussent et la proclamassent. Or les temples de la sagesse ne furent jamais si nombreux ni si peuplés, mais d’imposteurs et de profiteurs.

Longtemps les universités formèrent des clercs, et les clercs prêchèrent dans les églises ; les écoles et les cloîtres devaient entretenir la flamme du savoir, et chaque clocher abritait une chaire qui la rayonnait, comme autant de phares qui balisaient les ondes des vaux et des monts par à travers le monde. Au 18e siècle, les gazettes doublèrent ce réseau, tandis que les salons s’ajoutaient aux écoles. Puis les universités s’émancipèrent de la théologie et, s’ouvrant aux populations, élargirent leur audience. Aux côtés de la presse, la librairie devint un sanctuaire pour consacrer les idées. Suivirent radio, télévision, internet, tous moyens qui démultipliaient les possibilités de proclamer la vérité. Que la vérité brille, certes ! Mais quelle vérité ?

Les écoles avaient été conçues comme les conservatoires de toute science, et la recherche devait les animer. Dans les fait, il n’en est rien : depuis la scolastique, la recherche s’enferre dans des codicilles abstrus, bataillant pour donner des réponses dérisoires à des questions mal posées. La liberté mentale, si nécessaire pour le développement de l’esprit, est traquée par des hordes de censeurs. Les contrevenant sont expulsés et déshonorés. Les petits maîtres règnent pour imposer à l’intelligence leur désert intérieur ; ils sèment l’aridité autour d’eux et arrachent les moindres pousses qui bafouent la désolation qu’ils cultivent.

N’étant plus alimentés à aucune sagesse, les relais qui devaient la communiquer n’eurent bientôt − et n’ont encore − que vanité à répandre. Le tapage en est d’autant plus sonore que la caisse d’écho qui le répercute est vide.

Pourquoi les universités échouent-elles à faire vivre la quête et la contemplation de la vérité ? Risquons une réponse simple. Dans leur conception, les écoles prolongeaient l’enseignement des maîtres qui les fondaient. Or depuis le Moyen Âge, ce sont les écoles qui font les maîtres : elles les forment puis les établissent comme enseignants. Mais les maîtres, pour n’avoir connu que cette matrice, en restent les élèves ; leur statut n’y change rien ; ils ne sont professeurs que de nom.

Il revient aux sages de fonder des écoles, et à la vie de façonner les sages ; non aux écoles de produire des sages. Pour avoir renversé cet ordre des choses, l’intelligence s’est tarie là où elle devait être servie.

Où rejoindre la source ? Avant de songer à envahir les canaux de communication, qui ne le sont que trop, il importe de mûrir ce qui sera transmis ; et quand la sagesse sera prête, elle saura se dire.

La clé repose peut-être à l’écart du monde, là où elle a été laissée depuis un demi-millénaire, dans les monastères.