Des nains au timon

Par Lucien Chardon

Qui portera l’espérance maintenant ?

Deng est mort dans l’indifférence de son peuple, et la foule de ses successeurs en lice a juré unanime d’en poursuivre la trahison. Tous, à la suite du despote réfrigéré, ont piétiné dans les limbes de l’Histoire le très haut souvenir de la Longue Marche, et le plus haut souvenir encore des temps où les peuples terrorisés avaient, au midi du monde, une étoile à fixer. Laissant crouler exsangue l’humble population du Centre, abandonnant à la plus effroyable famine la Corée jadis libérée dans l’enthousiasme de la Révolution, insouciant des ultimes ruades du Caballo devenu un caniche aux abois1, l’insensé Deng a sacrifié les lendemains du Grand Soir aux sordides extravagances d’un impérialisme capitaliste et nationaliste. Ni le désarroi superbe des étudiants, ni les légions des crevards qui parcourent des territoires désolés, en quête d’un labeur où ils seront esclaves, ni la guerre civile au Tibet depuis longtemps et au Turkestan aujourd’hui, n’ont arrêté la fureur réactionnaire du renégat qui convoitait les spéculo-dollars de Hong-Kong et de Macao, qui flagornait les douairières britanniques et les larbins de la rue du Mur de l’Argent.

Le monde attendait un messie ; la Chine reçut un dictateur.

Il n’y eut, pour thuriférer l’apostat, que les journalistes d’ici, les serfs des serfs de Mammon. Parce qu’on avait dit capitalisme, ils comprirent libéralisme et écrivirent démocratie. Il faut être voltairien pour culminer à ce point dans la bêtise.

Ce que nos pigistes érigés en intellectuels n’ont pas vu, c’est que la prophétie de leurs prédécesseurs s’est réalisée, mais à rebours de ce qu’ils avaient annoncé. Ils prêchaient, il y a vingt-cinq ans, la « convergence des systèmes » : l’Occident embrasserait la propriété collective des moyens de production et la justice sociale – l’Orient renouerait avec la liberté. C’est tout le contraire que voilà : on converge, mais on bazarde et les justices et les libertés, sous les auspices d’un capitalisme rebaptisé, Dieu sait par quelle pirouette d’une dialectique usurpée de celle de l’Histoire, libéralisme. Et aucun ironiste tonitruant ne s’est levé pour crever de son rire cette antiphrase horrifique et insue.

Il faut ouvrir les yeux, hélas. La longue errance des peuples entre dans une ère nouvelle, sans drapeau désormais, sans fusil, sans havre où espérer. Leurs voix crient pour les oreilles des déserts. Gobi brûle, Ahaggar flambe, mais rien n’est consumé. La vie se délite dans les fièvres des agios, et la sueur des frénétiques opprimés par leur propre capital ne féconde plus que la détresse des hommes libres.

Les hommes libres boiront jusqu’à la dernière goutte la coupe de désespérance : « Éli, Éli, lema sabachtani. »


Publié en 2002 dans la revue « Les diaboliques » des élèves de l'ESCP


1Camarades, avez-vous déjà oublié qu’on appelait dans sa première gloire « Le Cheval » celui qui est resté « Le Fidèle » ?