Prospérité du ver

Par Lucien Chardon

« Hé bien oui, j’exagère ! »
E. Rostand, Cyrano de Bergerac

Quel crime ? quel meurtre ? Voici qu’on assassine l’homme.

Une maladie ancienne, une gangrène inexorable, gagne l’espèce. Voici que l’homme devient moins que bête ; voici que l’homme ne vaut plus que d’être vomi puisqu’il n’est maintenant ni chaud ni froid, ni mort ni pleinement vivant.

Pudiquement, cette démence de l’humanité porte le doux nom de bourgeoisie.

Ils ne sont pas des criminels exactement, mais des lépreux qui se transmettent leur putréfaction de génération en génération ; quiconque en est, quiconque y touche, n’en revient qu’abîmé, que blessé ; on les voit par multitudes, les marionnettes de l’existence, ces spectres clinquants ou miséreux, errer de fête trouble en fête triste ; les villes en sont ivres, les campagnes s’en laissent inonder, les métros en débordent, les troquets en regorgent ; ce sont les mêmes, des automates, des cadavres en sursis, des décérébrés — les bourgeois.

Mais, se récriera-t-on, fallait-il parler de meurtre ?

Pour ma part, je n’oublie pas que le premier assassin finit bâtisseur de villes, et je crains que la septuple malédiction prononcée contre lui par le sang de son frère l’ait suivi jusque dans ses œuvres. De nos jours, il est vrai, l’hygiène veut qu’il n’y ait pas de sang — du moins ne le voit-on plus. Or le bourgeois demeure l’engeance des cités.

Qu’on daigne seulement se saisir d’un miroir et considérer la limace qu’on y voit, vêtue de propre pour cacher son moisi, souriante comme une publicité pour voiler l’absence d’affection pour les limaces qui évoluent autour d’elles : l’on reconnaîtra celui qui coupe les têtes hautes, qui plante des cadavres sur des béquilles pour les faire croire vifs, qui dispense l’égalité au hachoir, qui châtre et châtre au nom de tous les charniers, et fait justice en nivelant.

L’éducation est le premier des crimes. Le bourgeois assène à sa postérité ses vérités frelatées, frappées au coin de la bêtise, et qui lui feront office d’idéal ; il lui inculque la mort en lui donnant le jour. La victime, à son tour, se transforme en bourreau.

Par honte, par faiblesse, pour mieux terrer le souvenir du sang et l’iniquité de la race, pour mieux perpétuer sa plaie, le bourgeois s’efface avec les siens dans des tombes gigantesques de béton, il incline la nuque, il se laisse broyer sous l’héritage inacceptable.

La bourgeoisie est un sceau qui concasse l’homme. Je songe à ces paroles étonnantes d’un voyageur dans un train d’ouvriers en exil. « C’est quelque chose comme l’espèce humaine et non l’individu qui est blessé ici, qui est lésé, disait-il au regard d’un enfant endormi entre ses parents. Ce qui me tourmente, ajoutait-il, ce n’est point cette misère [...], c’est un peu, dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. » C’est le Mozart que chacun est sa naissance que la bourgeoisie égorge, qu’elle ampute de l’âme. Alors, les doigts cassés, la langue arrachée, abruti de la musique pourrie des boîtes, imbibé des libations médiocres aux glorioles du petit écran, alors Mozart ricanera devant un piano muet comme d’une superfluité incongrue.

Point d’âme. Ce gouffre mobile de turpitude n’a peur que de la vie. La liberté lui semble une éternelle injure, tant elle dénonce la vacuité dont il fait profession. L’imprévisible, l’impondérable le terrifient. Il traque l’âme ; c’est sa sécurité. Le bourgeois a peur.

Au premier chef de la sécurité, le bourgeois ne croit qu’à ce qui se compte, ce qu’on peut croire posséder. Comme si la propriété pouvait tenir lieu de garantie à l’être, et comme si l’être ne se trouvait pas déjà l’objet d’une lutte perpétuelle, il se satisfait de peser l’avoir. L’argent qu’il amasse et dilapide supplée à sa vie congédiée.

Or tous raisonnent en bourgeois, les pauvres aussi. Que les riches accordent valeur à l’argent, va de soi ; or que les loqueteux s’y attachent à leur tour, et la haine — et la haine seulement — prospérera. Chacun dénigrera à tous quelque droit sur ce qu’il convoite, et mille artifices seront mis en œuvre pour organiser le vol : le salariat, l’impôt, parfois le pillage.

Et s’il faut sauver sa sécurité, le bourgeois embrassera le communisme. On voit aujourd’hui les capitalistes les plus acharnés tolérer que l’État leur soutire, de diverses manières, la presque moitié du produit national. On voit les entrepreneurs de bonne conscience brandir — comme jadis le Petit Livre Rouge — le ruban de semblable couleur qui, certes, fera reculer le méchant Sida. Jamais on ne connut si belle campagne populaire au Levant. On voit même — comme jadis le col Mao — se généraliser le port de la capote1. Plutôt l’égalitarisme que la liberté solitaire.

Voici notre bourgeois, mis à sac par l’État, enrubanné, encapoté, frileux de se mouvoir, soucieux de ne pas s’écarter du rang, soulagé de toute responsabilité et honteux comme s’il avait tué Abel, fier pourtant d’assujettir son prochain à son étroitesse d’existence, conformiste absolu même dans ses plaisirs, qui n’ose désirer sans autorisation. Il crache où il faut, honore où il faut, va ou ne va pas à la messe mais n’y accorde aucune importance, vote pour le blanc bonnet qu’on lui veut faire élire. Il pue.

Je ne doute pas de la possibilité d’un parfait clonage. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une cuisine d’ovules ; la lecture quotidienne du « Monde » y suffit. Un même moule a embouti la grande part de notre humanité, et chacun porte ici les stigmates de la bourgeoisie : un manque d’être, une terreur à être libre.

Notre miroir aux limaces, qui souffre silencieusement chaque matin de devoir mentir, plus d’une heure durant, aux horreurs qui l’interrogent sur leur laideur, n’a pas tout révélé. Bien sûr, l’histrion qui bedonne, le jeune certain d’être un rebelle parce qu’il tâte des filles et du haschisch, le parvenu qui lèche sa bagnole pour la faire briller et sa mégère pour l’oublier, le couillon voué à l’éternelle sous-chefferie, hautain, cravaté à la mesure de son cocuage, les pétasses qui s’entassent au Club en attendant qu’on daigne les y baiser... — je ne vois pas de différences, limaces, limaces. Mais je vois plus que la parfaite hideur et la conformité ancillaire.

Car c’est l’esprit qu’ils ont perdu, puisque l’esprit se laisse éteindre. N’est-ce pas le péché très terrible qui restera sans rémission, comme il est écrit ? Mais je préfère songer que le crucifié signifiait autre chose, et que sa clémence nous sera accordée. Pourtant, peut-on, sans se tenir les côtes ou vomir, peut-on parler d’hommes ? Cette raclure de singes dégénérés — moins velus, moins agiles — mérite-t-elle seulement un nom ? Que reste-t-il, où l’Esprit n’est plus ?

Oui, j’en suis — oui, j’ai honte. Je me débecte de me savoir sali, ainsi mutilé. Mais je veux, je veux, tant que ma voix le pourra, crier que je veux, je veux, tant que j’en aurai la force, vivre.


Publié en 2002 dans la revue des élèves de l'Ensae


1Il ne s’agit, pour le col Mao comme pour la capote, que de couvrir le bourgeois. Dans un cas, l’uniforme devait le préserver de la juste colère populaire, dans l’autre, de la prolifération d’une progéniture et d’un microbe indésirables.